Tu patauges, titubes hors des dortoirs improvisés, du bout de tes chaussons feutrés. Ce n’est pas sans peine que tu t’extirpes de la torpeur tranquille et ambiante : le froid t’enlace, mal adhésif dont tu ne sais ni n’essaies de te défaire. Tu sais en revanche que plus tu te débattras, plus durablement, il s’emparera de toi. En tout état de cause, tu n’es pas de ceux qui se contorsionnent sous la brise glaciale, ou sous quelqu’autre emprise que ce soit, ni même à lui tordre le poignet. Tu constates, simplement, éternelle perdante, en vertu de quoi tu ne t’insurges contre rien. Voilà une exhortation que tu t’es appliquée à enfreindre, ces derniers temps, pourtant. Grand bien te fasse : désormais, c’est ta peine difforme qui en doit récolter les pots cassés. Il faut bien que tu presses le pas, cependant : à trop tergiverser, tu finiras par être débusquée. Baguette, cigarettes, briquet. Tu décolles, puis dégringoles.
Dorothea dévale doucement les escaliers, autant que faire se peut, consciente que sa combine risque d’être, à tout temps, percée.
Pense à moi. Pense à moi. Non, pas tout de suite. Tu pantelles déjà, Dorothea. Pense à moi. Pense à eux.
Il lui semble passer une éternité avant qu’elle n’arrive enfin aux décombres annonciateurs que sont les restes des dortoirs de sa maison. Ce n’est là qu’une étape de sa descente, mais elle prend le temps de s’y percher sur quelques débris. En voilà une injustice, se dit-elle: que sa maison soit ainsi écrasée, réduite aux sous-sols, comme si l’on voulait museler la fervente ambition dont ses disciples dégoulinaient. Une omnipotence de plus face à laquelle elle reste muette. Peine perdue. C’est un corps amorphe et indifférent, bercé par une houle obscure, lessivé par l’écume des jours.
Moyennant soupir et tremblements, une cigarette vient bientôt se loger à sa juste place, entre ses lèvres. Les mêmes spasmes y viennent pendre une flammèche orangée et, bientôt les réconfortantes arabesques de fumées se dessinent devant ses yeux humides et dans sa gorge.
Elles te font pleurer les arabesques, soit dit en passant.
“Merde !”
Tu les déloges d’un revers rageur, ces perles sordides. T’as un genou et une paupière qui tremblent, ils te font fausse route lorsque l’orage fulmine, déployant ses éclairs tentaculaires au travers des fenêtres. Vite, bouge. Tu détales à nouveau, dévales les décombres cette fois-ci. Tu manques de tomber, te rattrapes de justesse et puis te voilà à nouveau lancée dans les escaliers. Il y a quelque chose à tes trousses, et quelque chose d’enfantin dans ta course. Gamine égarée, l’air hagard et déphasé. Tu es un hors d’œuvre désœuvré. Ton bras libre maintenu plié au niveau de ta taille, ton regard baissé, obstinément concentré sur tes pas. Tu batailles. L’immonde cotylédon se forme déjà, maculé et suintant de terre et de goudron. Il te talonne, te poursuit de son vol capricieux et erratique. Et les fissures ne vont pas tarder. Tu t’évertues à la taire, cette petite voix qui te tourmente, insidieuse.
Tu baisses la tête et tiens ta cigarette dans la bouche, le temps de pousser une lourde porte que tu ne prends pas soin de refermer derrière toi. Et puis tu fonces. T’as l’habitude de ces choses-là, pourtant, Dorothea. Qu’est-ce qui t’arrive ? T’as fait l’erreur de t’accoutumer à tes récentes et joyeuses épopées. Sans surprise, la chute est rude. Tu n’es même pas prête que ça commence à craqueler. T’as déjà des litres de cambouis au bord des lèvres, sous ta main, dans tes artères qui s’affolent, alors que tu t’appuies, pliée en deux, contre le mur. De l’asphalte en fusion, bouillant, que tu n’arrives pas à vomir. Ça te calcine méchamment le poignet quand tu viens y planter tes dents pour réprimer tes gémissements et sanglots affolés.
Tu essaies de te redresser, mais rien n’y fait. On rugit des ordures à tes oreilles tandis que tu avances, courbée par un souffle qui ne se laisse pas aspirer. Et tu avances, tu avances en titubant, en t’esquintant les ongles sur les murs qui s’enchaînent et se déchainent sous ta paume. La pierre se désagrège, la pierre se fait redoutable solfège. Tes yeux s’égarent entre tes doigts écartés ; il s’en échappe une véritable marée. Quelque chose de gluant, de noir et de bouillonnant. Mélasse incertaine qui fissure la porcelaine, celle-là même qui contient tes peines.
Comment veux-tu que tout ça tienne dans un emballage si délicat ? La larve est arrivée à maturité. Et elle est énorme, c’en est presque inadmissible. Maintenant, tu t’en veux d’avoir attendu si longtemps, de t’être prêté une audace qu’il ne t’appartient pas de t’attribuer. Une audace qui ne t’est pas conforme. Pas de conformité, avec toi. Non, pas cette fois. Simplement, un abject conformisme contre lequel tu t’es absurdement révoltée. C’est pourtant ton essence, à présent, tu le sais. Probablement que tu l’oublieras à nouveau, entêtée que tu es. Mais toujours, toujours, tu seras rappelée à l’ordre, rattrapée.
Cours.
Cours, Dorothea. Toi d’abord eux après. Eux, embourbés dans ce sillon de haine et de dégoût déposé par tes semelles. Ceux-là même qui ne te laissent jamais en paix. Tes pensées, tes succubes, tes démons. Et finalement, ils parviennent à empêtrer tes pas, triomphent de toi contre une cloison de pierre. C’est toi, l’immonde cotylédon. Et c’est ce dernier que tu contemples avec horreur, tandis qu’il s’affaisse au sol. Tu ne t’es pas trop avancée dans les cavités, parce qu’une peur sourde s’est insinuée en toi ; il y a tout juste assez de lumière pour que tu puisses voir le bout de tes pieds. Tu parcours fébrilement de tes dents tes bouts de doigts, à la recherche de peaux récidivistes à arracher, en vain.
Ils te délaisseront tous, tu sais ? Un par un. Adélice, Parfait, Cole, Juniper, et même Luna, et puis tant d’autres encore… Ces presqu’amitiés, ces dettes et dépendances que tu as contractées. Parce que tu es une triste et lisse surface que rien n’accroche, une brindille engourdie et délavée dans une mer colérique. Les prénoms et les visages se succèdent derrière tes paupières obstinément fermées. À chaque évocation, le cylindre carcinomateux, que tu as préalablement défait de ses cendres, vient embrasser ta peau. Le dos de ta main. Ton poignet. Ton avant-bras. À chaque prénom, une pleine lune fulminante sur ton épiderme. Et sais-tu ce qu’il s’en écoule ? Bingo, Dorothea. Du pétrole. De l’essence. Du mazout. Du naphte si tu préfères. Ça te brûle rudement, d’autant plus que tu n’y vas pas de main molle et puis ça te rend nauséeuse, ça te terrifie autant que la pénombre et les bruits étranges qui t’entourent. Un fantôme, réminiscence d’un passé trop impunément oublié ? Une âme en peine ? Quelque créature malintentionnée ?