VOUS AVEZ DIT PROFESSEUR ?
Il avait l'air d'un con, devant sa feuille blanche. Non, elle n'avait même pas le mérite d'être blanche, cette conne. Elle était ivoire. Ocre peut-être. Jaunie sans aucun doute. Mais pas blanche. Un vieux papier. Pourquoi tout ce qui relevait du Ministère devait être vieux, inefficace et jauni ? Les ministres, vieux, inefficaces et jaunis. Les mamies qui attendaient d'enregistrer leur petite plainte du jour, pareil. Les notes d'information des Aurors, idem. Et là, même pour son recrutement au poste le plus
badass du monde, le papier était vieux. Et jauni. Et sentait le vieux. Et il sentirait sans doute le jaune si le jaune avait une couleur.
A la question de son parcours professionnel, il avait répondu rapidement, brièvement, sans s'étaler sur ses exploits comme Auror ou comme Traqueur. On lui devait un bon nombre de captures sympathiques pourtant et son tableau de chasse n'avait rien à envier aux plus anciens. Il était du genre tenace. Et rancunier. Idem pour ses diplômes. La question était stupide. Il avait quitté l'école depuis quoi ... six ans ? Et déjà le vieux l'avait oublié ? Soit, il n'avait jamais été préfet, comment aurait-il pu ? Il passait son temps à draguer dans les couloirs la nuit et à faire sauter les portes des salles verrouillées. Par curiosité. Il n'avait jamais été dans un club sportif non plus. Il se contentait du minimum et appréciait sa carrure fine et athlétique du mec qui profitait de ses gênes sans trop se soucier de ce qu'il mangeait. Le jeune homme avait eu de très bon résultats, mais rien ne devait le distinguer de la foule des élèves dans son cas. Mais six ans quoi, bordel ! Pas dix ou vingt ! Six ! Bon, il supposait que la question était une formalité administrative et qu'il devait répondre à ces impératifs pour obtenir ce poste que personne ne voulait de toute manière. Sauf la petite gothique qui attendait dans le couloir, sans doute une vampire. Quel stéréotype. Cour d'occultisme avec Vampira la vampire. 'Y avait pas plus cliché.
Non, la question qui le bloquait était de raconter sa vie. Non.
Hell to the no. Son histoire, c'était sa vie privée. Ses affaires. Ses oignons. Ses putain d'oignons, ok ? Qu'est-ce qu'il en avait à foutre de sa vie, le vieux ? Et pourquoi il le regardait par dessus ses lunettes, à attendre qu'il commence à écrire. Matthew avait l'impression de se faire déshabiller du regard, et il détestait cette sensation. Comme sa mère lorsqu'elle cherchait le coupable d'une bêtise faite par lui ou son frangin. Instinctivement, il dressa ses barrières mentales d'occlumens, histoire de. Le vioc était flippant à le fixer comme ça. Il soupira, s'empara de sa plume, et commença à gratter sa page. Qui sentait le vieux. Et qui était jaunie.
J'AI ÉTÉ ENFANT. PAS LONGTEMPS.
Il avait refusé depuis un bon moment de se souvenir de son enfance. Pourtant, parfois, il aimait ce qu'il revoyait en fermant les yeux, sur l'écran de ses paupières closes. Il revoyait sa mère cuisiner, enfourner une tarte aux fruits débordant de pâtes et de sucre. Il entendait de nouveau son père siffloter en bricolant comme le Moldu qu'il était, répétant l'air que jouait sa radio portable qui grésillait dans certains coins de sa remise. Il pouvait entendre les rires de son frère lorsqu'ils jouaient ensemble. Sentir l'odeur de la cuisine de ses parents, l'herbe fraîche coupée au printemps, celle des fleurs du petit parterre à l'entrée de la maison, ou de la pluie tiède qui noircissait le bitume chaud en plein été. Il aimait ces souvenirs, il les chérissait. Matthew aurait pu les passer et les repasser en boucle dans son esprit, un léger sourire nostalgique aux lèvres.
Parfois, il se souvenait même de ses jeunes années. Il en avait sept, peut-être huit, et son frère en avait deux. Ou trois. Ils jouaient dans le jardin, cueillaient des fleurs sauvage dans le terrain vague qui jouxtait la maison, et finissaient par se les lancer à la figure en riant. Il se souvenait de sa première moto, et de son jeune frère le regardant avec envie lorsqu'il en descendait, bardé de cuir. Il pouvait se souvenir de ses années d'étude à Poudlard, de son frère qui n'y avait pas été reçu, par manque de dons magiques. Mais il l'avait très bien vécu, son frère. Il était devenu commercial dans la technologie de communication. Ou un truc du genre. Matthew ne connaissait pas tous ces subterfuges qu'inventaient les Moldus pour remplacer la magie. Les deux frères avaient toujours été très liés, quoique différents. Deux extrêmes qui se complétaient. Une jolie famille, lorsqu'ils étaient réunis. Une belle enfance. Brusquement écourtée pour Matthew. Brisée.
Parfois, il en rêvait, la nuit. Souvent lorsqu'il avait ingurgité une trop grosse dose d'alcool. Il ne faut pas croire, mais il savait ce qu'il faisait. Il connaissait ses limites. Souvent, vous pourrez le voir lever le coude, enchaîner verre sur verre, les joues rosies, le sourire large et joyeux, les yeux brillants. Enivré mais pas ivre. Mais parfois, il franchissait le pas. Et les cauchemars revenaient. Matthew revoyait cette lourde porte qui séparait le débarras dans lequel il était enfermé, du couloir de l'entrée. Il voyait clairement la poignée argentée remuer. Et entendait ses grognements. Les grognements de l'Ancêtre.
LES VIEILLES CHOSES SONT FAITES POUR DISPARAÎTRE.
Son grand-père maternel était un fanatique. Serpentard extrémiste, sa lignée de Sang-pur ne souffrait d'aucun accroc, d'aucun écart, d'aucune faille. Tous ses enfants avaient épousés de riches et puissants sorciers venant de riches et puissantes familles de sorciers aux lignées prestigieuses. Tous. Sauf une. Sa dernière fille, celle qu'il avait chéri, protégée. Et qui avait épousé ce Moldu. Ce Moldu de père de Matthew.
Elle avait du partir. Jamais elle ne lui avait présenté. A l'Ancêtre. Mais il les avait vu, à Londres, main dans la main. Sa fille chérie avec un Moldu. Elle qui était promise à un avenir radieux et prestigieux. Avec un Moldu. Un sans talent. Un sans don. Un sans intérêt. Elle avait du partir avant qu'il ne l'enferme. Elle avait fuit. L'Ancêtre avait promis de la pardonner à la naissance de son petit-fils. Matthew. Mais l'Ancêtre avait bonne mémoire et jamais n'oubliait.
Sous prétexte de soulager sa fille et son horrible et immonde mari, il leur avait proposé aux neuf ans de Matthew de prendre en charge l'éducation magique de leur enfant. Et ça avait commencé. Les coups. L'enfermement. Le noir. Puis la lumière, aveuglante et brutale, qui cachait les coups qui pleuvaient. Les coups qui disparaissaient de sa peau jeune sous l'effet d'un coup de baguette magique. Et qui revenaient. Mais Matthew avait appris. Il les méritait. Son sang de sorcier avait été souillé. C'était normal, pour lui enfant, qu'on le frappe. Il lui fallait payer le prix d'exister. D'affaiblir le monde magique.
Heureusement, son frère sans don, échappa à ce sort. Aussi la situation resta dans un non dit, un secret entre l'enfant et l'Ancêtre. Et s'il parlait ? S'il avouait tout ? S'il dénonçait son grand-père ? "
Je reste puissant, gamin. Et je tuerai ton père et ton frère. Inutiles Sans-Talent. Aberrations de Sans-Don. Ils ne servent à personne de toute façon." Et ça avait duré. Les coups. Qu'il cachait par magie. Et les insultes. Puis le noir. Et les heures qui s'égrainaient lentement. Puis la sonnette retentissait. Il ressortait de son débarras et sa mère rentrait pour le chercher. Et à Matthew d'afficher un large sourire et d'embrasser son grand-père. L'Ancêtre. Sinon ils mourraient.
Il avait un peu plus de treize ans quand son grand-père fut envoyé en maison de repos pour vieux sorciers grabataires et impotents. Officiellement, l'Ancêtre avait quitté le manoir familial pour se reposer dans un institut afin de profiter de ses derniers jours. Officieusement, son fils aîné l'avait mis dehors et avait récupéré la maison. Le vieux passait donc ses journées dans la salle commune occupée par de vieux sorciers plus vraiment très conscients de ce qu'il se passait. Mais lui avait encore toute sa tête. Ça devait être une erreur, pensait-il. Ils allaient revenir le chercher, ses enfants. Il avait sué sang et eau pour eux. Leur avait garanti un avenir brillant et les unions les plus profitables. On l'avait abandonné, au milieu de ces déchets qui avaient été un jour des êtres humains et qui bavaient désormais en mangeant.
Assis sur sa chaise il ruminait. Les jours passaient lentement. Il ne se rendait même plus compte du temps qui défilaient. Le regard perdu, il observait à travers la fenêtre et attendait. Attendait qu'on vienne le chercher. Mais il s'était vite fait une raison. On l'avait oublié. Alors il avait attendu l'heure de sa vengeance. On leur confisquait leur baguette à l'entrée de l'institut. A eux, les résidents. De peur qu'ils ne se blessent avec. Mais il savait où elles étaient gardées et comment les récupérer. Cette idée l'obsédait. Le rongeait. L'habitait. Et le vieux Serpentard passait ses journées à imaginer sa fuite de cette prison.
L'Ancêtre fut un jour interrompu dans ses réflexions et rêves d'évasion par une main sur son épaule. Il avait eu de la peine à le reconnaître. Il avait grandi. Ce fils de Moldu. Ce sang-mêlé. Son petit fils qui avait souillé le sang de sa famille et qui représentait sa honte et son déshonneur. Matthew. Le garçon avait cette allure qu'ont tous les adolescents : grand, élancé, décharné, maigre. Ses deux grands yeux verts lui mangeaient le visage. Le gamin se baissa pour se mettre à sa hauteur et lui murmura : "
Bonjour Grand-Père, je ne t'ai pas trop manqué ?"
La suite avait été rapide. L'infirmière était venue avec la tasse de thé quotidienne de l'ancien, vérifiée par les soins du médicomage du centre. Matthew lui avait alors lancé un sourire lumineux avant de lui assurer qu'il pouvait s'occuper de son grand-père chéri. Ce même sourire lumineux que le petit avait lorsqu'il devait mentir à sa mère après avoir été enfermé par l'Ancêtre. L'infirmière, débordée et heureuse de pouvoir gagner du temps, donna la tasse au garçon, ravie de pouvoir éviter la présence de ce résident étrange et extrémiste. Le garçon s'installa en face de son grand-père, sortit un fiole de potion qu'il avait fait en cour et en versa la totalité dans le thé avant de le remuer, de le sucrer et de le tendre au vieux sorcier.
L'Ancêtre esquissa un mince sourire. Il croyait vraiment qu'il allait obéir et boire le liquide jaunâtre sans rien dire ? Mais son sourire se figea lorsqu'il croisa le regard haineux et implacable de son petit-fils. La pointe de la baguette de ce dernier dépassait légèrement de l'ombre de son sweat. "
Bois. Maintenant." S'il n'avait pas reconnu la potion, il en reconnu le goût pour en avoir lu la description dans un de ses manuels. Amnésie. Il le savait, les effets se faisaient sentir lentement, mais de façon exponentielle. D'ici quelques minutes, il en oublierait cet instant. Puis il oublierait la venue de son petit-fils, puis les semaines et les mois s'étioleront dans sa mémoire. Il allait commencer par tout mélanger, confondre les prénoms, les dates. Matthew avait décidé le rendre gâteux. Et impuissant. Il allait être prisonnier de sa mémoire. Comme il avait enfermé l'enfant il y avait quelques années.
Le regard fixé sur les pupilles de son petit-fils, il s'empara de la tasse, observant un instant le liquide tremblotant avant de l'avaler. Le thé lui brûla la gorge mais c'était là le cadet de ses soucis. En face de lui, Matthew avait sorti un jeu d'échec Moldu. Toute magie semblait interdite dans cet endroit maudit. Le garçon lui lança un sourire mauvais. "
Nous allons jouer aux échecs. Et quand tu commenceras à sentir les effets de la potion, à oublier quand nous sommes et où nous sommes, je partirai. Et ne reviendrai jamais. Comme tous les autres qui t'ont abandonné. Mais moi, je saurai pourquoi tu as perdu la raison. Et je serai content de savoir que si tu es devenu un tas de chaires faible et gateux, c'est parce que j'ai été plus puissant que toi." Du menton, il lui désigna la tasse encore à moitié pleine. Il allait devoir la finir et avec elle dire adieu à ses souvenirs et à son indépendance. Au sorcier puissant qu'il avait été. Il avait profité des autres et de la faiblesse d'un gamin qui n'avait jamais oublié. Ni jamais pardonné. Finalement, ce fils de Moldu lui ressemblait peut-être plus qu'il ne le pensait. Et cette dernière pensée lui tira un demi sourire triomphant avant de tremper ses lèvres dans le liquide brûlant.
DONC, JE COMMENCE QUAND ?
"
Informations complémentaires sur votre situation familiale." Raconter sa vie quoi. Il s'était emparé de la plume et avait griffonné quelque lettre devant le regard inquisiteur du directeur. "
R.A.S".
Matthew posa son ustensile d'écriture, poussa la page devant le directeur et se cala dans l'épais fauteuil en croisant les bras. Il avait bien changé depuis son départ de l'école. Il avait près d'une dizaine de piercings en plus, divers tatouages et sa main bandée pour une quelconque raison. De l'élève studieux quoique facétieux, il était devenu un Auror puissant mais incontrôlable. C'était un rebelle mais il fallait ce genre de profil pour enseigner la défense et les magies occultes aux gamins. Quelqu'un qui n'avait pas froid aux yeux, qui savait ce qu'était la vrai magie, le vrai danger. Qui s'avait ce qu'était de ne pas dormir pendant trois jours de planque, ce qu'était de sentir le feu d'un sort frôler sa peau et roussir ses cheveux. Ce qu'était de tuer sans se faire tuer.
Il lança un regard en direction du directeur, goguenard, le pouce en direction de la porte. "
Bon alors, elle est où ma chambre. Parce que ne me dites pas que vous allez prendre Vampirella qui attend dans le couloir. Sérieusement, papy, je suis le plus qualifié pour ce poste. Demandez au Ministre, c'est un de mes potes."