Just deal with it. [PV. Joakim]

Lio regardait ses mains, dépitée. Deux doigts de sa main gauche étaient bien amochés, couverts de croûtes. Fripouille avait encore fait des siennes, cette fois-ci dans un caprice rarement égalé. Cette sale bestiole… Lio avait tout tenté; des méthodes d’élevage soit disant révolutionnaires aux concessions de pain d’épice et de vers de terre, en passant par les mots doux et les dithyrambes (elle s’était bien ridiculisée). Son autre main en avait parti également, l’après-midi de ce jour-même. La brune revenait de l’infirmerie avec trois doigts douillettement enveloppés dans des compresses; on lui avait refusé un sort de guérison instantanée, en gage de punition. Alors Lio râlait. Elle râlait encore et encore, et encore, et encore. Enfin vous voyez le tableau. Le pire, s’offusquait-elle, c’est que ça n’était absolument pas de sa faute ! Elle avait passé l’après-midi dans le parc à essayer la dernière création de son génie, tout cela avec les meilleures intentions ! C’était une toupie-tondeuse d’herbe, faite de lames de rasoir récupérées aux objets perdus et de bouts de bois éparses artistiquement sculptés. Le petit joyau fonctionnait à merveille jusqu’à ce qu’il ne dérape; Lio avait bien failli y laisser un ou deux steaks de doigt et elle était persuadés qu’une sorte de génie, de kobold, de gnome ou tout-ce-que-vous-voulez malintentionné lui avait joué un mauvais tour. C’est du moins ce qu’elle avait baragouiné à l’infirmerie.Rien n’était trop bon pour la sortir d’un pétrin. Sa création en équilibre sur son bras gauche -elle avait miraculeusement échappé à la confiscation, elle piocha de sa main droite dans le paquet de chips de bananes séchées qui dépassait de sa poche. Quand on y regardait de plus près, la gestuelle de Lio était plus frénétique que d’ordinaire, comme si elle essayait de noyer dans ces fruits séchés on ne sait quel mal. Un mal de coeur, pour le coup. Oh ! Lio se souciait bien peu d’avoir deux doigts dans le pansement et les autres légèrement égratignés; c’est son coeur qui la préoccupait, et elle en aurait bien ri, si cela ne la bassinait pas, avant tout. Elle avait passé la semaine à éviter à tout prix une certaine blonde, dont elle s’était rapprochée ces dernières années, peut-être un peu trop à son sens. Du coup elle s’était brûlée, et elle s’était écartée brusquement, apeurée. À présent, elle ressentait le besoin urgent d’en parler à qui que ce soit, une âme charitable, peut-être ? Parce qu’elle y avait beaucoup trop réfléchi, au point d’en avoir la migraine et l’insomnie ces derniers jours. Lio cumulait donc une série de mauvais augures.  En plus de ces mains et de son coeur meurtris, son dos la faisait souffrir, son teint avait tout de celui d’un malade grave et des besaces bien remplies arboraient le dessous de ses yeux. Pour l’une des rares fois de son existence, elle s’était apitoyée sur son sort, maudissant ce manque de pot omniprésent, maudissant les arbres, l’herbe, la pluie, le beau temps, le pauvre première année qui se dépatouillait là-bas avec ses cours, la mouette qui avait manqué de faire un atterrissage malheureux près de sa place dans la grande salle le matin-même, etc. Dans sa tête, oh ironie du sort, retentissait l’air de Mes joies quotidiennes, de la Mélodie du Bonheur. Lio se serait bien shootée à l’aspirine, si elle n’en avait pas oublié son paquet à Bath lors des dernières vacances.

« Hey » lâcha-t-elle en arrivant au niveau de Joakim dans le couloir.

Encore un qu’elle maudissait, tout comme elle maudissait beaucoup de gens ces derniers temps. Elle lui tendit pourtant son paquet de bananes séchées, le regard toujours fixé devant elle et déclara, de bout en blanc:

« Je crois que je kiffe ton ex. »

Elle résista à la tentation de jeter un coup d’oeil au blond, pour s’assurer qu’il ne s’étouffait pas.

Elle avait interrompu sans beaucoup de gêne le monologue de Joakim avec sa révélation, ne retenant que vaguement qu’il s’intéressait aux armures. Lio s’était également arrêtée devant ces dernières de temps à autre tout au long de sa scolarité à Poudlard, mais ne s’était jamais risquée à les provoquer, muselant sa curiosité maladive et se méfiant des regards perçants et dissuasifs qu’elle avait l’impression de distinguer entre les fentes de leurs casques massifs. Et puis se faire expulser ou même mourir n'étaient pas vraiment dans ses plans de carrière, aussi irréfléchie qu'elle soit dans ses décisions de manière générale. En rejoignant Joakim, elle avait tout juste aperçu un cahier atterrir dans ses mains, avant d’être rapidement glissé dans sa besace, devinant vaguement qu’il avait s’agit de pousser les colosses de fer à réagir.
Lio s’écarta, un tantinet effrayée par les gesticulations du jeune homme, même si elle ne le laissait pas paraître. Elle ramena calmement son paquet de fruits secs vers elle, rentrant son autre main dans la poche de sa cape. Aussi patiemment que ne le lui permettait son tempérament sanguin, elle écouta d’une oreille les jérémiades de Joakim, prêtant l’autre ainsi que son regard aux armures, qui, quelques pas plus loin, ne lui inspiraient pas vraiment confiance.
Et Joakim continuait à déblatérer un flot de paroles qu’on lui connaissait bien. Honnêtement, elle n’avait pas su à quoi s’attendre en lui révélant ainsi les sentiments qu’elle pensait avoir pour Ana. Ces derniers n’étaient pas assez forts pour l’hébéter, mais ils l’étaient assez pour l’enquiquiner lorsqu’elle se trouvait sur le chemin de la grande blonde, ce qui avait été très rare ces derniers jours, puisque Lio avait tout fait pour l’éviter.
La brune fut interrompue dans ses pensées lorsqu’elle crut entendre un crissement du côté des armures; Joakim s’en approchait justement dangereusement, à reculons, gesticulant des bras. Lio se rassura intérieurement; elle avait sûrement rêvé; les armures ne cillaient pas, du moins pas encore.

« Non… Je ne l’ai pas encore dit à Benji » répondit simplement Lio, espérant échapper au récit que Joakim venait d’exiger d’elle.

À vrai dire elle ne savait même pas si elle le dirait à son frère de si tôt. Peut-être que celui-ci ne tarderait pas à le deviner de lui-même; il était assez doué pour deviner les sentiments de sa petite soeur. Ainsi, il avait le don, lorsqu’elle était petite, de deviner sans faute toutes les fois où sa mine angélique de petite fille cachait une bêtise à même de déclencher la colère noire des parents Coughlin. Il s’attelait alors à minimiser les dégâts en dissimulant l’ampleur des bêtises en question, ou en se faisant l’avocat du diable auprès des parents. Lio fut à nouveau tirée de ses pensées par un crissement. Cette fois-ci elle était sûre d’avoir bien entendu. Se tournant légèrement vers les armures, elle se rendit compte que l’axe de la lance d’une d’entre elles s’était légèrement décalé, du moins elle en avait l’impression. Et Joakim se tenait à présent dangereusement près des armures. Lio leva la main un peu trop brusquement par réflexe, manquant de faire tomber sa toupie tondeuse de gazon. Elle se reprit en parlant calmement:

« Joa… Ne panique pas, mais à ta place j’arrêterais de reculer… »

Et elle lança à nouveau une œillade inquiète aux bonshommes de fer.