C’était.
Avant.
Avant Lou.
Avant l’amour.
Avant la mort.
Avant la guerre.
Avant la colère.
Dans leur monde pragmatique, avec de telles gouttes et de tels nuages, mon oncle et ma tante avaient trouvé refuge, pour eux, pour leurs enfants et moi, dans un monastère que les moldus avaient transformé en site touristique de seconde zone. Malgré la perte de ses offices sacrés, l’édifice avait gardé son aura de vétusté, de tradition et de grandeur. Il n’en avait pas fallu davantage pour que les moldus le transpercent de visites guidées et de ventes de beignets gras.
Moi, je m’en foutais. Mon corps mêlait, déjà à cette époque, les sens dans des grands fracas silencieux. Alors quand l’averse, la foudre et le tonnerre étaient tombés au milieu du pique-nique familial, je n’avais pu qu’aimer voir le monde se colorer de mes couleurs intimes. J’étais resté sous la pluie, adorant la sensation que les nuages laissaient tomber sur moi un écho de moi-même. J’étais égocentrique. Je ne savais pas que j’allais le devenir plus encore, pour mieux devoir abandonner mon amour de moi par la suite. Je n’avais pas encore cette imminence de la fin proche qui me presse aujourd’hui les nerfs. Au contraire, comme la plupart des gens de mon âge, j’avais un sentiment de puissance et de possible. Le monde m’apparaissait accessible. Irréel mais à portée de sens.
C’est dans cet état d’esprit qui mêlait innocence et impudence que j’observais la famille de ma mère. Les De Lange étaient beaux, bien habillés, bien policés. Les De Lange étaient pâles, blonds et grands. Ils portaient si bien leur nom qu’en cette journée qui ressemblait à une nuit mitraillée de flashs extraordinaires, ils m’apparurent comme des êtres surnaturels.
Et je les regardais, ces êtres sans ailes et sans auréoles, s’agiter sous le ciel, la pluie, les pierres. Je les regardais faire sans entrer dans leurs rondes familiales. J’étais noir de cheveux, noir d’yeux et petit pour mon âge. Je n’avais que la pâleur et le regard perdu dans un ailleurs connu de moi seul pour me rattacher aux images d’Epinal qu’adoraient les familles chrétiennes des moldus. Je n’avais ni la boite de maquillage ni la boite de répliques qui convenaient pour être un De Lange.
Et peut-être, me dis-je maintenant que tout est parti en fumée, ai-je voulu rester en retrait. Sans diplôme ni spécialité de psychomagie, je n’avais aucune certitude, que le pressentiment de ne pas avoir besoin de la famille que j’avais sous les yeux. Car il y manquait quelque chose, à cette famille parfaite, un élément essentiel qui lui retirait toute sa valeur pour moi : il y manquait ma mère. Violaine, sœur de Victor De Lange, et tante germaine de Louis et de Daphné De Lange.
Alors je les observais. Je les devinais. Je redessinais ma mère à travers leurs traits. Les De Lange formaient un palimpseste entremêlé. Il n’y avait guère d’indices de maternel en eux… Seule la cadette, Daphné, pouvait prétendre à être une esquisse du visage que je cherchais en eux. Elle avait la presque moitié des gènes de ma mère. Elle devait avoir sa moitié de sourire. La moitié de son âme. Elle devait en être sa moitié de portrait. La moitié de son cœur.
Je lui tendis la main, je me souviens, alors que je m’étais abrité sous les arcades suite à une injonction de mon oncle. J’avais envie de la sentir plus proche, l’espace d’un instant. Avec le recul, je me dis que j’aurais dû garder contact avec elle et ne pas cesser de la revoir suite à ma rencontre d’avec Lou. Ça m’aurait peut-être donné une autre façon d’entrevoir ma vie…
Parce qu’au fond, je n’ai gardé que deux femmes dans mon existence. J’ai aimé Lou à la folie. J’ai attendu ma mère toute ma vie. Je n’ai jamais rêvé qu’à l’intérieur d’elles.
Alors cette main tendue sous les arcades d’un monastère violé, j’aimerais la retendre, lui redire ce que je lui ai dit à cette époque.
- Daphné, tu me donnes la main ?
Et insister. Et ne pas terminer la scène quelques heures plus tard dans un au revoir qui allait durer dix ans.