Histoire.
Sur quatre enfants, tu seras l’unique sorcière. Sur deux générations, tu seras la première sorcière.
Une enfance d’incompréhension et d’une vague solitude, alternant les brutales paniques parentales aux regard inquiets, parfois jaloux du reste de ta fratrie. Il en fallait peu pour briser l’insouciance bienheureuse qui t’avait bercée sept années durant. Une maison sur une falaise, sur la pointe Sud du Finistère. Une maison qui avait vu passer des générations entières mais n’avait jamais succombé aux tempêtes. Dans ton village moldu, vous étiez presque les seuls enfants. La fratrie Junekel était connue de toute la côte du Guilvinec, les vieux auraient reconnu entre milles vos silhouettes fluettes et rapides de petits aventuriers, vos cheveux blonds et frisés par le vent et le sel, vos jeux sur les plages désertées durant la basse saison. Au bout de l’Europe moderne, le visage vers l’océan, tournant le dos au monde entier. Vous ne connaissiez que cette péninsule, confondiez irlandais, français et breton, conserviez comme un trésor votre solitude qui vous poussez à vous aventurer seuls dans les falaises et à écouter avec gourmandise les contes et légendes que vous racontait votre père.
Il n’y avait pas de frontière ni de différence. Cadette, tu te dissimulais entre tes ainés et la benjamine. Mais comme quand on tire à la courte paille un gage, il fallu que ce soit toi qui sois condamnée à la différence.
Un jour d’automne, à la suite d’une dispute fraternelle, tu transformas ta soeur en mouette.
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Une sorcière née-moldue, héritière de la grand-mère de ton père, héritière de la magie d’une ancienne famille de sang pur irlandais. Des étudiants brillants de Poudlard, te racontera t-on plus tard. Une famille qui avait refusé de se laisser engloutir par l’attrait de leur race en luttant contre une potentielle consanguinité et qui s’était laissé mourir à petit feu. Mariages moldus, enfants de sang mêlé, puis enfants moldus et magie oubliée.
Ton père et ta mère engendrèrent alors une sorcière. Une étrangère parmi leurs quatre enfants, un gêne qui fonda
la première frontière.
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Tu veux étudier l’art. Tes parents râlent contre la réforme qui te forcera à rester dans le monde moldu jusqu’à tes 14 ans. Dans les librairies de Quimper, difficile de trouver un livre sur comment élever un enfant sorcier. C’est une galère familiale qui navigue sans ancre ni gouvernail. Arthur passe le baccalauréat, Luam finit son collège, Maïween fera en septembre sa rentrée en 6ème et toi en 3ème. Tu passes des heures à fixer l’océan et tu rêves d’études d’art, de Paris, de grandeur et de normalité. On convoque tes parents pour des accidents étranges, on parle tard le soir dans la cuisine de ton avenir incertain.
L’adolescence te frappe en plein crâne. Tes cheveux blonds seront teint en noir, puis en mauve, puis en bleu, puis en blanc. Tu t’exposeras nue au moindre rayon de soleil, en été comme en hiver pour bronzer ta peau trop pâle à ton goût. Tu coucheras avec les gamins plus âgés du village d’à côté. Tu fumeras des cigarettes bon marché et tu tousseras en ricanant de ta propre bêtise. Ton premier tatouage tu l’auras à 14 ans et ce sera une simple ligne bleue qui entourera le haut de ton bras droit.
La seconde frontière. Celle de l’océan. Celle qui t’éloignera à jamais du paradis gris et des plages du Finistère, des tempêtes et du chant des bombardes les soirs de Fest Noz. Celle qui marquera la fin du rêve parisien, de la jolie langue française et de ta place de cadette dans la fratrie Junekel.
Tu partiras pour septembre prochain, après une année à vivre chaque jour comme si c’était le dernier.
Le dernier jour de ta vie moldue arrivera et ta valise sera déjà prête au pieds de ton lit.
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Tu avais eu une lettre de Beauxbatons, aussi. Mais ta mère répétera sans cesse que tu ne pouvais qu’être mieux dans l’Ecosse pluvieuse que dans la chaleur des Pyrénées. Cela ferait comme un voyage linguistique. Puis, tes ancêtres y avaient parait-il « bonne réputation ». Qu’aurait donc fait de ta peau dans le Sud? Dans le monde des sorciers français?
Tes parents prenaient ce qu’ils pouvaient en bouée de secours. Ton héritage venait d’au-delà la manche et au-delà la manche tu retournerais.
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Quand on te demande ce que ça fait, de passer de l’électricité à la magie tu aimes rire en racontant que tu viens du trou du cul de la pointe du monde, que ta maison est chauffée au gaz et que le wifi n’est là-bas qu’un vague concept venu d’une époque probablement trop futuriste pour les Junekel.
« Poudlard c’est hitech à côté. »Entre nés-moldus, vous vous comprenez. Les autres vous regardent bizarrement, ils ne savent pas encore s'ils doivent rire ou s’inquiéter.
Troisième frontière. Etranger, vous, les nés moldus vous l’êtes partout. Ici comme chez vous. A Poudlard tu voudras que les vacances arrivent, en Bretagne tu voudras que les vacances se terminent.
On aime à penser que tu as grandi; tu aimes à croire que tu as muri. Tu ne seras pas mauvaise élève, tu n’en seras pas une très bonne non plus. Tu trouveras que la teinture magique est plus écolo que la teinture chimique, que la mini jupe n’est pas très appréciée dans les couloirs (tu en perdras des points, pour ta maison, tu en perdras bien...) , qu’ici les tatouages sorciers semblent avoir une vie propre sur la peau de leurs hôtes. L’eau t’apaisera toujours l’esprit. Les ténèbres te feront toujours peur, et de temps à autre ton dortoir râlera contre la bougie que tu laisseras allumée à côté de ton lit. Tu auras des amoureux, des amoureuses, et tu franchiras de nouveaux interdits. Tu seras idiote de temps à autre, souvent curieuse et solitaire, parfois colérique, parfois étouffée, tu ouvriras grand les fenêtres à la recherche de l’air marin et de la lumière propre au bord de mer.
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Tu te fais appeler Leo par tes amis. Tu pratiques le cynisme en 5ème langue vivante, après tous tes langages moldus et ton option langue des êtres de l’eau. D’ailleurs, parfois, tu parles trop. On te remarque dans les couloirs. Ton rire est fort, ton humeur changeante, tes cheveux aussi. Tu aimes tes formes, mais les professeurs n’aiment pas tes regards, ceux que tu laisses trainer derrière toi, quand tu sais qu’un garçon ou qu’une fille d’une année supérieure te regarde. Tu aimes plaire, c’est vrai. Tu aimes te savoir différente quand l’ordinaire te rattrape. Tu souhaites rester sang de bourbe à l’école, sorcière à la maison.
Française à l’Ouest, irlandaise à l’est de la manche.
Tu aimes à penser que la jeunesse est éternelle et que les frontières peuvent être traversées. Magie, pays, mer, terre, sexe, culture, magie blanche ou noire.
Tu resteras à jamais l’étrangère clandestine, celle devant laquelle aucune porte ne doit demeurer close.