Deuxième après-midi — Libre
J’exalte la fumée, admirant l’accélération lente de ma mort entre mes doigts. Quelle honte pour un Dewitte. Quel sacrilège pour un médecin. Quel gâchis, pour une jeunesse. Il y avait les imprimés encrés dans ma peau. Quel blasphème. Une véritable injure au sang si pur. Assis à même l’herbe, les
rotules relevées, je prends mon temps. Il n’y a pas de temps à perdre, le temps est voué à être perdu. L’existence est destinée à être regardée. Toutes, à être oubliées.
Vaines.
Et j’envie. J’envie ceux qui ne pensent pas. J’envie ceux qui ne font que vivre, sans savoir qu’à côté, les autres se meurent. J’envie le sentiment d’être signifiant. De penser que finalement, nos malheurs sont importants. J’envie le manque de pensées. J’envie la stupidité. Parfois oui, comme à cet instant, je les envie tous. Déteste penser. Le pitoyable me fait envie. Pourtant, il y a ce malheur dans lequel je me complais. Des moments de solitude qui m’embellissent de cette nostalgie osée. Le bonheur ne m’a jamais été destiné, c’est la punition des grands hommes qui savent se
maitriser. Condamné à un mariage arrangé, à une vie déjà tracée. C’est un
mode de vie, d’existence répétée. Médecin Dewitte. Sang-pur Dewitte. Vie Dewitte.
Automate.
Le mégot entre les lèvres, j’aspire la faucheuse d’une expiration venimeuse. La recrache. L’heure n’est pas encore arrivée. Le temps est gris. Terne. L’orage se prépare dans des bourrasques de tonnerre et de vent puissant. N’aurait-ce pas été un beau tableau, mon manteau noir au milieu de cette herbe éteinte. L’illustration de l’isolement, de celui qui s’adonne à une minute de repos, qui se tue lentement. Voilà bien longtemps que je n’ai plus pleuré cette solitude; comme devenue une part de moi. Le
feuillage des arbres s’agite; certaines feuilles tombent de leur couleur rouge, grisonne par le temps.
J’aperçois une silhouette. C’est un des nombreux autres
valets du temps. Esclave des secondes, condamné à errer dans le parc repoussant. Pourquoi ici, alors que les
coussins du salon commun étaient si accueillants. Chauds, entourés. Agréable même, pour ceux qui n’aiment pas penser. Certainement n’ose-t-elle pas s’approcher, peut-être veut-elle s’abouter à mon tableau si fade.
- Viens donc, je t’en prie. Je m’ennuie.Amuse moi de ta stupidité, ou distraie moi de ton intelligence.
Piaille des conneries ou murmure quelques idées. Le temps avait de cruel qu’on ne pouvait y échapper. J’appréciais avoir l’illusion qu’il se consommait à la vitesse d’une cigarette, lorsqu’une compagnie, qu’elle soit celle d’un magnifique ou d’un
boudin, m’était donnée. Une nouvelle bouffée d’air meurtrier s’imprègne de mes poumons, je pourrais presque les entendre crier leur souffrance. La silhouette s’est arrêtée, ma main se place à côté de moi, tapote l’herbe.
- Allons, je ne tue pas.N’aurais-je causé que quelques
cloques ou pustules, dans cette vie d’incompris. Mais tout ça, c’est du passé. Mes années d’emportements soudains se sont tassées. Je ne suis plus que cette lassitude blasée, le ’méchant’ des idiots qui ne voient que le bout de leur nez. D'un geste certain de ma main, j'ouvre le paquet de cigarettes attrapé dans ma poche et le lui tend, lui proposant silencieusement l'une de ces délicieuses meurtrières. Je ne tue pas. Fumer, en revanche...