stay gold —{{p r u d e n c e}}

Déclic à 1400 mètres d’altitude. C’est beau, tellement qu’ça fait mal, comme un couteau dans le bide ça te saisit et c’est peut-être la première fois que tu pleures depuis. Depuis quand. Longtemps.

Assise derrière toi, elle a des bras fins qui réconfortent comme un édredon, son menton anguleux presque pointu  se pose sur ton épaule, soupir qui effleure ton cou. T’es pas croyant mais tu trouves l’instant béni, remercies un dieu auquel t’as jamais cru. Comprends. Pourquoi elle t’a dit « pour tes dix-huit ans je veux qu’on s’en aille ». Dix-huit petites années depuis quelques semaines mais c’est immense, pour elle. Maman.

Oh tu piges maintenant, pourquoi elle est tombée amoureuse de ce pays au point d’avoir presque fondé une autre famille ici. Pourquoi elle n’a des allures de déesse qu’avec toi seulement, et pas avec tes frères à qui tu ressembles à moitié. Tes frères bien français comme il faut, qu’elle aime, mais pas de la même façon.

Prudence, t’as le Népal en toi, c’est fou. Peu imposant, étouffé, alors que t’as des paysages qui donnent envie de crier, débordant d’amour, le vrai le pur le dur avec lequel on se brûle. Panorama aux airs de miroir, t’as l’impression de te voir. Dans les maisonnettes en pagode, modestes mais admirables, dans les sommets enneigés aussi effrayants que rassurants, dans les forêts verdoyantes et éparses, les drapeaux de prières surcolorés, les tissus pigmentés, les chants lointains, les torrents, et toutes ces fleurs.

Tu captes pourquoi la France te semblait si triste au point que t’aies besoin de mettre de la couleur jusque dans tes cheveux. Sur ta peau. Ailleurs. Fallait que ce que t’ingères même soit rien qu’un peu réjouissant, alors tu descendais des sodas aux teintes criardes à longueur de journée et t’avais un faible pour les pâtisseries avec du glaçage extravagant. Un semblant d’alternative qui sidérait les gens. Prudence, c’que tu manges ! On se demande où est-ce que tu ranges tout ça. Nul part, vraiment, s’ils savaient. Que t’es désespérément accro aux aliments irisés parce qu’ils te permettent de garder le sourire quand on t’engueule à la maison. Tu t’en veux d’avoir besoin de ça pour te donner l’impression d’un semblant de contrôle.

Car oui tu souris en toutes situations, Prudence, et surtout en situation de crise. Qu’est-ce que ça l’agace, ton "père", d’ailleurs. Il prend ces risettes comme des encouragements à hausser le ton et à la maison, t’es celui qu’on réprimande le plus. Toi qui te marres si souvent, c’est étrange que tu pleures là tout de suite, quand on y pense.
Tu te demandes.
Si ton vrai père aurait été tout autant exaspéré par ta manie de rire systématiquement.
« Il avait toujours le sourire, rassure toi. »
Alors tu n’as pas le droit de pleurer ?
« Ça lui arrivait de pleurer aussi. Quand on s’asseyait après une randonnée pour admirer la vue, souvent. Comme toi là maintenant. »
Normal, c’est tellement beau.

Comment est-ce qu’elle a pu partir d’ici. Tu visualises très bien, le bruit du cœur qui se déchire. Le dilemme quand on devient adulte, c’est que ça serait pas t’aider de te mentir. Alors effectivement, tu comprends beaucoup de choses d’un coup. Qu’elle avait une famille qui l’attendait en France, qu’elle a eu le droit à une seconde chance malgré ta présence, que t’as beau rappeler l’erreur à toute la famille, on te tolère. Que t’y es pour pas grand chose, mais que jusqu’à aujourd’hui t’as subi.

Tu comprends aussi que t’as le choix.
« Pour mes dix-neuf ans j’veux m’en aller aussi. »
Voir d’autres choses. 1400 mètres d’altitude et tu saisis que tu ne t’es jamais senti à ta place, ni à la maison, ni à Beaux-bâtons, ni ailleurs.
Alors t’iras chercher ton chez soi toi-même
quitte à le créer de toute pièce.

"ainsi le superflu des choses afflue en toi
et comme les bassins supérieurs des fontaines
vont débordant, telle une chevelure
dénouée, dans la vasque la plus basse,
la plénitude coule en tes vallées
quand débordent les choses et les pensées."

• grande famille française, majoritairement sorcière, chez les de Raincourt les hommes occupent en général de hauts postes dans la coopération ou le droit magique, tandis que les femmes sont presque toutes médicomages.
• c'est le cas de la mère de Prudence.
• sauf que sa maman c'est plutôt une rêveuse au grand cœur qui préfère l'humanitaire au commerce de la santé. amoureuse des voyages et des belles personnes, elle s'est retrouvé au Népal il y a dix-neuf ans pour aider une communauté de sorciers dans la misère.
• forcément sous le charme du vrai père de Prudence, c'est le bordel lorsqu'elle revient enceinte de lui en France.
• pas de scandale chez les de Raincourt, jamais. alors il prendra le nom de la famille et on fera comme si de rien n'était.
• sauf qu'on comprend au premier coup d'œil qu'il a des traits venus d'ailleurs, Prudence, et ça fait toujours étrange de l'avoir sous les yeux.
• même au niveau de l'attitude, il a pas hérité du génome. en cours, il est intenable, gentiment insolent, il est toujours dans son monde et à l'école de sorciers, on lui reproche son approche différente de la magie. c'est bien joli de s'intéresser aux coutumes du pays où il a été conçu, mais à Beaux-bâtons on fait pas de la magie de crasseux, avec des incantations étranges et une philosophie de weirdo.
• alors Prudence on lui met la pression, on lui pose des ultimatums. soit il rentre dans les cases, soit il vire. il ferait mieux de prendre exemple sur ses ainés mais impossible, ça veut pas rentrer dans son crâne. ça pourrait être un sorcier talentueux pourtant.
• pour ses dix-huit ans sa mère l'emmène comme en pèlerinage dans le pays d'où il vient et c'est comme si on avait allumé les lumières tout à coup. Prudence il sait pas ce qu'il veut mais il sait au moins ce qu'il ne veut pas, alors il a décidé de s'évader tout seul.
• il débarque à tout juste dix-neuf ans à Poudlard avec beaucoup trop d'enthousiasme et une motivation folle. chevaucher des dragons c'est bien assez éloigné du chemin tout tracé qui l'attendait, alors c'est parfait. et même si dans la famille, on n'est pas vraiment d'accord, pour le moment il a du répit.
• sauf qu'un an ça va sûrement passer vite. et parfois il angoisse à l'idée de s'en aller, Prudence, malgré le fait qu'il vienne d'arriver. il voudrait rester loin toute la vie. car en rentrant il sait ce qui l'attend et ça l'effraie.