Speed Dating [Spencer & Lio]

Elle broyait du noir, elle cassait des noix dans son crâne, elle avait le cafard, elle avait un calvaire sous la voûte. Bref, elle déprimait, et en plus de ça elle avait une migraine calamiteuse. Ça l’avait prise au dépourvu, comme ça, tout d’un coup. Un fichu coup de barre. Ce matin-là elle s’était pourtant réveillé du bon pied, émergeant d’une longue et belle nuit de sommeil, le nez légèrement rosi comme à son habitude par son rhume des foins, certes, mais les yeux vifs et le sourire étonnamment facile. Elle avait picoré son petit déjeuner, à l’accoutumée, avait ramassé son courrier, se permettant une petite note ravie et amusée en lisant les habituelles remontrances de ses parents et ne rouspétant nullement contre Fripouille lorsque celle-ci vint lui piquer le crâne, fidèle à son train-train quotidien. La brune avait tranquillement avalé les dernières gouttes de sa tasse de café au lait avant de se préparer pour aller en cours et c’est là que les ennuis avaient commencé.

Elle s’était attiré le regard de plusieurs camarades et professeurs, se tenant encore plus voûtée et rongeant plus encore ses ongles que jamais, les yeux baissés tantôt sur le bois de son pupitre, tantôt sur les lettres illisibles de ses manuels. Plus tard, elle avait appris qu’un de ses camarades de Serdaigle avait voulu faire une farce à un autre, en glissant quelques petites gouttes de potion de déprime dans son breuvage, mais s’était trompé de tasse. Lio n’avait même pas eu la force de s’emporter; n’en pouvant plus, elle avait fui les couloirs bondés et la grande salle entre midi et deux et s’était vautré sur une chaise du balcon, laissant tomber sur la table un simple paquet d’abricots secs, dont elle savait qu’elle n’y toucherait pas. Ce coup de déprime lui avait complètement coupé l’appétit.

Elle s'adonnait donc à ses sombres pensées, tantôt la joue abandonnée au marbre froid des tables meublant le balcon, tantôt le visage enfoui dans ses bras croisés, ou encore le regard posé sur le haut sommet d'un sapin perdu au fin fond de la forêt interdite. À quoi pensait-elle ? À rien de spécial, vraiment. Il n’y avait aucune véritable explication à ce cafard, mis à part cette maudite potion et cela l’agaçait au plus haut point.

Lio entendit vaguement trois petits coups secs contre la vitre qui donnait sur le balcon mais ne cilla pas, le regard toujours rivé sur ce sapin. Elle qui voulait être seule… « Il est bien triste et laid ce sapin. » pensa-t-elle en soupirant dans la manche de sa cape. Quelqu’un vint s’asseoir sur la chaise à côté d’elle. Lio ne réagissait toujours pas. Elle ne daigna répondre à la question que de nombreuses secondes plus tard, probablement parce qu’elle espérait que Spencer, dont elle reconnut la voix se désisterait:

« J’t’en pose des questions ? » marmonna Lio, à peine intelligible.

Ça avait plutôt du sonner comme un triste « Chenpodékechion », sa voix étant étouffée par les manches qui masquaient le bas de son visage. Ses paupières tremblèrent et se plissèrent légèrement mais son regard ne bougea pas d’un micromètre; elle n’avait pas cligné des yeux pendant cinq bonnes minutes et la poussière qui s’accumulait contre ses globes ne semblait pas la déranger outre mesure.
Sans quitter son sapin du regard, elle étendit son bras droit sur la table et se mit à tripoter le paquet d’abricots séchés. Étrangement, ça avait le don d’apaiser un peu sa tourmente.

« Qu’est-ce que tu veux Spencer ? » ajouta-t-elle.

Là encore, ça sonnait plus comme « Kechuveuchpencher  ».

Lio fut particulièrement horripilée par le ton condescendant et hautain de son interlocuteur, du moins c’est comme cela qu’elle avait perçu ses dernières paroles. La brune déprimée poussa un énième soupir exaspéré et ses narines se dilatèrent, tandis qu’elle était aux prises avec un agacement grandissant, mêlé à la tristesse qui l’habitait depuis ce matin-là. On pouvait presque voir de la vapeur s’échapper de son nez et de ses oreilles. Il faut dire qu’en plus de cela, ça cogitait à l’intérieur. D’une part parce que c’était l’habitude de Lio lorsqu’elle n’était pas de bon poil: elle pensait, réfléchissait, méditait, remâchait, encore et encore, plus que d’ordinaire. D’autre part parce qu’elle doutait sérieusement des bonnes intentions de Spencer, comme de tout le monde ce jour-là. Ah, et d’ailleurs sa méfiance envers tout un chacun redoublait de vigueur en des temps pareils.

Oui, elle avait pris son thé. Et elle le regrettait à mort; maintenant elle avait le moral enfoui trente-six pieds sous-terre. Lio parvint à réprimer la remarque cinglante et peu gracieuse qui menaçait de jaillir de sa bouche d’un moment à l’autre et prit son mal en patience, et c’était assez héroïque pour elle. Après tout, il venait de la comparer à une porte de prison.  Sous sa main et sous la tension, le paquet d’abricots secs avait cédé, se déchirant sur un côté. Lio, à la fois mélancolique et irritée, observa et joua avec les deux, trois abricots qui s’échappèrent doucement du paquet. Elle n’avait toujours pas faim. Elle arrêta son geste en entendant la question de Spencer. Si elle aimait les dragons ? Spencer Mark, ou comment passer du coq à l’âne en échouant lamentablement à faire croire qu’on se soucie du bien-être de son interlocuteur. De toute manière, elle était oubliée de tous, personne ne l’aimait, tout le monde la détestait. Une grimace. Un autre soupir à en fendre l’âme. Une main paresseuse passée sur la joue droite, étirant son oeil vers le bas.

Et voilà qu’il lui donnait des ordres, le bougre. Lio tourna vers lui un visage des plus furibonds, qui semblait dire:  « J’espère que tu cours vite. » Mais Lio n’était pas totalement aveuglée par sa haine passagère; Spencer avait l’air de causer assez sérieux. La brune daigna donc, après quelques lourdes secondes passées à fusiller son interlocuteur du regard, réfléchir à la question.

De manière générale, Lio se méfiait des créatures ailées comme de la peste -sauf Fripouille, dont les battements d’aile était plus cocasses qu’effrayants-, phobie du vol oblige. Et comme la plupart des dragons étaient dotés de ces engins barbares et diaboliques qu’on appelle des ailes (mais Lio leur préférait la dénomination « machines tueuses d’homme »), elle se méfiait tout autant des dragons. Ainsi la dragonrun, par exemple, ou la simple présence de dragons à l’école étaient loin de la rassurer.

« Pourquoi cette question ?  » se contenta-t-elle de marmonner à l’intention de Spencer, en fronçant les sourcils et en ramenant distraitement son paquet d’abricots secs contre elle, dans un geste presque protecteur.



Ça sentait l’entourloupe à plein nez, d’où l’expression et l’attitude défiantes qu’adoptait Lio.

Lio sortit légèrement de sa torpeur lorsqu’elle vit Spencer s’approcher d’elle pour lui palper le front. Elle rentra le menton peu gracieusement et recula la tête en grimaçant pour se défaire de ce contact indésirable. Cela ne parut pas affecter Spencer outre mesure. Mais elle lui reconnut cette attitude généreuse et attentionnée qui, mine de rien, lui fit chaud au coeur - bien qu’elle ne se donnerait pas la peine de l’avouer - et qui l’avait aidée à se remettre d’un malaise il y avait quelques jours de cela. Elle se renfrogna lorsque le jeune homme s’enquit à nouveau sur son état d’âme.

« Fichue potion  » grommela-t-elle en baissant la tête, et si bas qu’il ne dut pas l’entendre.

Pour tout dire, elle aurait mieux fait de rester emmitouflée dans ses draps ce jour-là. Et c’est certainement ce qu’elle aurait fait, malgré son tempérament plutôt vif, si elle avait su que sa journée serait aussi catastrophique. Une envie pressante de courir aux côtés de Benjamin, son grand frère dont la patience n’avait d’égale que la gentillesse, l’avait envahie. Lio pouvait se montrer revêche autant qu’elle le souhaitait mais un peu de réconfort n’était jamais de refus en des temps pareils.

« Hé !  » protesta-t-elle néanmoins et tant bien que mal lorsque les doigts de Spencer vinrent étirer ses lèvres.

Elle le défia une fois de plus du regard, tâchant de lutter avec les quelques muscles de son visage contre les doigts du jeune homme.

« Ça va oui ?  » ajouta-t-elle en le repoussant lentement mais fermement, telle un chat désireux de se débarrasser d’un humain un peu trop collant.

Il était en manque d’affection ou quoi ? Lio avait beau s’entendre assez bien avec le sixième année, même si elle était bien consciente de le fatiguer par moments, elle ne put s’empêcher de soupirer, exténuée, à sa dernière remarque. Le râteau viendrait peut-être plus tard, lorsqu’elle se déciderait à aller parler à Ana. Mais ses pensées étaient déjà assez noires comme ça; ça n’était pas la peine d’en rajouter.

« Pour ta gouverne, Spencer  » commença Lio - parce que, décidément, le dénommé n’en démordait pas - en se détournant pour croiser les bras sur son ventre. « J’ai bu une potion ce matin, par inadvertance. Et voilà le marasme.  »

Ça n’était qu’une potion, oui. N’empêche que Lio s’en était trouvée bien mal en point, et, mine de rien, ça lui faisait du bien d’en parler, autant que si l’objet de son malheur avait été une peine de coeur, comme l’avait suggéré Spencer.

« T’as vraiment pas de chance d’être tombé sur moi.  » Conclut-elle. 

En réaction au « oh  » peu, sinon absolument pas convainquant de Spencer, Lio scruta ce dernier, la mine déconfite et les paupières tombantes, l’air de dire « C’est cela, moque-toi de moi, malotru. Rira bien qui rira le dernier.  »

Lio avait beau grandement apprécier le jeune homme d’ordinaire, son calme naturel, en ce moment, ne la comblait pas vraiment. Inconsciemment, elle avait presque envie qu’on lui passe un savon, qu’on la brusque, même pour la sortir de sa triste léthargie. Une grosse frayeur pourrait également faire l’affaire; on pourrait lui donner un balai et lui intimer de sauter du balcon pour voler qu’elle l’aurait fait: tout était bon pour se débarrasser de ce fichu cafard. Dire qu’elle n’était pas dans son état normal consistait en un bel euphémisme.

Quelle ne fut pas sa surprise lorsque qu’une paire de longs bras s’étendit paresseusement sous ses yeux et dans sa direction. Elle observa successivement les bras puis le visage de Spencer, interdite. « Oh non. Oh non non non non non.  » se lamenta-t-elle intérieurement, plus par réflexe que par répulsion; on ne pouvait pas dire que Spencer était repoussant. À vrai dire elle ne savait pas vraiment qu’en penser. Elle était loin de s’imaginer que la solution à son mal-être pourrait peut-être être, tout simplement, une marque d’attention, des bras ouverts, une main sur l’épaule. Enfin, Lio étant ce qu’elle était, elle était plutôt maladroite face à de telles attentions,. Cependant, elle ne haïssait pas assez Spencer, en cet instant, pour le laisser ainsi, les bras au vent. Avec l’agaçante impression que c’était plutôt elle qui était en train de réconforter le jeune homme, elle se glissa donc entre ses bras, rigide, malhabile et légèrement rougissante. Lio s’écarta à nouveau peu de temps après; si ce geste avait eu un effet sur son humeur désastreux, elle ne l’avait pas encore perçu.

« Merci  » marmonna-t-elle cependant, les yeux baissés sur ses mains posées sur ses cuisses.

Décidément, elle n’en finissait pas de remercier le jeune homme ces derniers temps. Lio, ça l’incommodait pas mal, à vrai dire tout l’incommodait ce jour-là; elle pesta contre un rayon de soleil qui vint se loger précisément sur ses yeux. La jeune brune passa une main sur ses yeux et sur son visage en s’adonnant à des lamentations incompréhensibles et qui s’apparentaient drôlement à des malédictions lancées à la ronde.