« Tu peux entrer et refermer la porte derrière toi. »
J’ai reconnu sa voix avant le reste. Avant sa silhouette, avant ses gestes. J’ai reconnu sa voix, sa façon de moduler la familiarité, de laisser transparaitre son habitude de la décision. J’ai reconnu sa voix et à elle seule, cette voix m’a percuté le poitrail, m’a expiré le son comme un coup de poing, m’a extrait ma voix, ma propre voix que je n’avais pas voulu reconnaitre et qui m’avait mis en garde contre la rencontre, sa voix a exhumé ma voix qui n’a pu dire que ça.
- Dick ?!
Dick… Son second prénom. Son étrange second prénom. Une chimère d’injure et de moquerie et de fantaisie et de familiarité et de connaissance que nous nous partagions. « Dick » mettait de l’humour entre nous, même entre ceux qui le connaissaient moins, peu importait la relation. « Dick » comme une claque ondulatoire, rapide et nette, là où « Caelum » mettait la distance, le sérieux, la réalité. « Dick », je le prononçais comme ça, entre le palais indifférent et la langue molle à force de le prononcer. « Dick », ça venait spontanément, facilement, parce que je le connaissais… Et je l’ai encore connu, après, auror, collègue… Toujours ce « Dick » ce second prénom que nous faisions passer en premier.
Il le voulait. Nous le disions.
Je ne peux plus le dire.
Plus de la même façon.
« Dick »… Auror.
Détesté par translation sentimentale.
Il s’assied dans le canapé. Toute sa masse – dix centimètres de plus que moi et quelque chose comme quinze kilos de plus – bruyamment, sourdement, dans le sofa.
« Fais comme chez toi, surtout. »
J’ai envie de dire « mouais ».
Mais ma voix, cette voix énucléée par surprise, par haine, par dégoût, par dépit, par…
- …
Ma voix reste en suspension.
Il est brûlé.
J’ai la bouche ouverte. J’ai son feu dans la bouche, dans la gorge, dans les cordes vocales. J’ai le système respiratoire bloqué, enraillé, dissocié, incapable d’émettre un son, une voyelle, une seule petite malheureuse consonne.
J’ai les paupières épinglées par mes cils qui s’enfoncent dans ma chair, dans ma cornée, dans mes globes. J’ai de ses cicatrices plein les yeux, plein les rétines. Ses cicatrices envahissent mon visage, mon crâne, ma vue. Je ne vois que ça, ses cicatrices, ses blessures par feu.
Comme Lou.
…
Est-ce bien Dick ?
« Alors. Travailler avec moi, hein ? »« En voilà une drôle d’idée. »
Sa question.
Je ferme la bouche.
Je m’assieds devant lui.
Mes feuilles de papier dans les mains.
J’ai le masque des conventions. Un masque gravé par des années de vie familiale chaotique puis par des années d’entrainement intensif puis par… Oh je ne veux le dire. J’ai les conventions en bouclier contre ses blessures. Et les conventions en apaisement de mes angoisses. J’ai les conventions en instinct et en spontanéité – belle spontanéité, en réalité… - J’ai les conventions en habit de prêtre et de diable muet.
- Nos étudiants suivant un cursus de trois ans…
Et je m’y accroche, à ces conventions, à cette logique, et je m’y repose, sur mon masque de conventions, de logique, et je n’y puis rien, et je ne sais rien y faire, rien, rien d’autre que de laisser les conventions parler pour moi, sans moi, de ma voix blanche, les conventions ont volé ma voix et les conventions me dictent la logique neutre, les sons sans émotion.
- … je pense qu’il est préférable de voir avec toi…
Je m’entends parler, j’entends ma voix, je n’ose pas lever les yeux vers lui.
Et je me vois voir. Et je ne vois pas le reste.
Dans mes mains, il y a pourtant des feuilles manuscrites préparées – je m’en souviens.
Je ne vois rien.
Je vois blanc.
Et dans ce blanc, il y a ses cicatrices et ses blessures et la peau de Lou.
- … ce que les étudiants ont déjà vu les deux années précédentes…
Je vois blanc.
J’ai un blanc.
Je ne m’entends plus.
Je ne vois plus.
Je cille.
Quelque chose a changé.
Ma peau m’appelle.
La peau de mes doigts.
Les papiers sont à terre.
Depuis quand sont-ils tombés ?
Je lève la tête vers Dick. Mais de ce Dick, je ne vois qu’une version modifiée. Est-ce encore Dick ?
- Je vais arrêter de faire semblant…
Je pose mon regard sur la joue labourée. La plus meurtrie. La plus différente. Celle qui ressemble le plus à la peau de Lou avant qu’elle ne meure. Je n’ose pas regarder ses yeux. Ses yeux ont-ils changé ? On dit que les miens ont changé. On dit que les événements ne laissent aucun regard intact. On dit que les iris suintent de leurs âmes. On dit que… On dit tellement de choses…
- Que s’est-il passé ?
Alors je le regarde quand même. Ou plutôt j’ose regarder ses yeux. Ses yeux ont-ils brûlé ? Ses yeux ont-ils muté? Je le regarde et je sais en regardant ses yeux que je ne peux plus l’appeler « Dick ». Plus de la même façon. Plus avec la légèreté des vieilles connaissances qui pensent que vous serez là pour les vingt années à venir encore. Plus avec l’humour des hommes qui pensent qu’ils connaissent tout de vous – parce que je sais que je ne le connais plus et je sais, au fond, que je le regarde avec mes yeux opaques, sombres et mats, vides comme des univers noirs qui ne savent que faire devant une planète qu’ils ne reconnaissent plus.