Maman est si quelconque.
Papa, lui, brille. C'est un sorcier, il est grand, il est fort, il sait tout faire, il a toutes les réponses. Maman ne fait jamais rien sauf me punir. Elle me dit d'aller dans ma chambre, de jouer avec mes poupées. Mes poupées, elles ne sont même pas gentilles avec moi. Je ne les aime pas. Je les punis aussi, dans leur chambre. Et alors je n'ai plus personne avec qui jouer. Parce que maman ne veut pas que je sorte dehors. Elle dit que je ne fais que des bêtises de toute façon, que je ne fais que m'égratigner les genoux et revenir la robe tâchée de sang. Maman est quelconque, alors elle m'enferme, pour que je ne voie pas l'extérieur et que je ne sache pas à quel point elle est quelconque, comparée à toutes les autres. Je ne suis pas bête. Je vois comme ma maîtresse est gentille, comme la maman d'Alice est attentionnée, comme la maman de Lily fait bien les tresses. Et ma maman à moi, rien. Je n'aime pas maman. Plus tard, moi, je ne serai pas comme maman. Je ne serai pas une enfermeuse de petite fille. Je serai la liberté moi. J'ouvrirai la cage à mes petits oiseaux. Je les laisserai s'envoler.
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Ce n'est pas parce que je n'aime pas maman, que je souhaite la blesser. Je ne sais juste plus comment crier. Crier mon besoin d'être ailleurs. Les jours passent. Les jours se ressemblent. Les jours ne veulent plus rien dire.
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Hier, papa m'a offert un ours en peluche. Maman n'était pas contente. Elle ne cessait de répéter cette phrase idiote. Elle ne cessait de lui dire que j'aimais les poupées, que je n'aimais pas les ours, qu'il était bien imbécile de m'avoir fait ce cadeau. Maman a peur. J'aime les ours en peluche. J'aime l'ours en peluche que papa m'a offert. Il est rond, il est doux, il sent bon. Il sent bon la vanille. Vous ne pouvez pas savoir, sans l'avoir senti, à quel point cette odeur peut être réconfortante. Peut-être ; peut-être que ce n'est réconfortant que parce que papa me l'a offert ? Papa m'a offert un ours en peluche. Je l'ai caché sous mon pull toute la nuit, pour que maman ne me le vole pas pendant mon sommeil. Je le sentais, chaud, rond, doux, et son odeur de vanille. Là, tout contre mon nombril, au creux de mon ventre, à peine assez petit pour être totalement à l'abri. Je ne serai pas comme maman ; je n'arrêtais pas de lui répéter que je ne serai pas comme maman. Je voulais le rassurer. Je voulais qu'il se sente aussi réconforté par moi que moi par lui. Je voulais être là.
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Je me souviens de ce jour où j'ai décidé pour la première fois de véritablement faire quelque chose que je savais que maman désapprouverait totalement. Je suis montée sur la balustrade du balcon de Malcolm Fisher, et j'ai sauté avec une copine jusque dans les buissons mousseux en contrebas. On était au premier étage. C'était l'anniversaire de Malcolm Fisher. Ma copine, c'était Elizabeth Durand. On avait été invitées à l'anniversaire de Malcolm Fisher parce qu'il était dans notre classe et qu'il était un peu amoureux de moi je crois et surtout parce qu'Elizabeth était amoureuse de Benjamin Colins qui était très beau et qui jouait bien au football. Je me souviens de ce jour. Je ne me souviens pas de quel âge nous pouvions avoir. Peut-être neuf ou dix ans. Je me souviens qu'à un moment, Elizabeth a voulu demander à Benjamin de danser avec elle. Je ne me souviens plus exactement de ce qu'il lui a répondu. Mais je me souviens qu'à la fin, il dansait avec cette abrutie de Melisandre Belfort. Une vraie abrutie. Elle avait mis du chewing-gum dans les cheveux d'Olivia Hemsworth une fois, juste pour rire. Voilà. Elle était jolie, mais c'était une abrutie. Du coup, Elizabeth, elle avait pas voulu rester à l'anniversaire de Malcolm Fisher. On a sauté, du haut de la balustrade, les mains serrées et les yeux fermés.
Je me souviens. J'ai eu l'impression de voler.
Et je me suis cassée le poignet.
C'était bien.
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Après ça, je me suis fait tellement disputer par maman que j'ai absolument voulu recommencer. Je ne saurais pas vous expliquer. C'était une absolue jouissance d'être, d'être vraiment, d'être quelqu'un comme maman ne voulait pas. L'euphorie du paradoxe. Une crise d'adolescence perpétuelle, à n'en plus finir. A onze ans, j'ai fugué en piquant le porte-feuille de maman, et je suis allée en stop jusqu'à Londres, où mon père a fini par me récupérer. A douze ans, j'ai tagué les fesses de la directrice sur les murs de l'école primaire. A treize ans, je suis devenue amie avec une bande de mon collège qui avait l'air de connaître la vie et de m'offrir des perspectives excitantes. Il y avait Ashley, Calvin, Eliott, et puis Jamie – surtout Jamie. Jamie sentait la vanille. Il avait un shampoing, à la vanille. Il me serrait dans ses bras, ses bras de garçon, ses bras de garçon presque homme mais pas encore, il me serrait et ses boucles brunes qui tombaient sur mon nez sentaient la vanille. J'étais folle de lui. Je sais ce que vous pensez, je sais, je sais, que quand on a que treize ans, on ne sait pas ce que c'est, d'être fou de quelqu'un, d'être vraiment amoureux. On ne peut pas connaître l'amour, quand on a que treize ans. Mais c'est faux. Je vous jure, j'étais tellement amoureuse de Jamie. Je vous jure. J'aurais tout fait pour lui. J'ai tout fait pour lui. Pour qu'il me trouve intéressante, pour qu'il ne se lasse pas, pour qu'il reste toujours avec moi, toute ma vie, jusqu'à ce que je meurs et puis même après j'aurais voulu être avec lui. Il avait des yeux marrons avec ces cils incroyables qui n'en finissaient pas. Il racontait toujours des histoires, et tout le monde riait à ses histoires. Et puis il m'aimait. Il ne cessait de me le répéter. Il me le criait du bout d'un couloir, il me le murmurait en passant. Il me l'a soufflé, doucement, dans l'oreille, ma tête posée sur cet oreiller trop dur, cette fois-là où j'ai dit oui, où j'ai dit oui quand j'aurais dû dire non. Je ne pouvais pas lui dire non.
Quand j'y repense, je me sens inutile. Puérile, stéréotypée et inutile. Je ne sais pas. Je regardais sans doute trop de films, à défaut d'ouvrir un jour un livre. Je prenais plaisir à imaginer des plans idiots, à mettre en place des idées dingues, à voir maman se mettre dans des colères folles. J'avais l'impression de contrôler, tout le temps, de savoir ce que je faisais. J'avais l'impression qu'au fond, rien de grave ne pouvait m'arriver. Parce qu'il y avait papa, ce héros, et Jamie. Jamie avec qui j'avais tout fait, avec qui j'avais tout vécu, qui me faisait me sentir importante et brillante. Jamie.
Quand j'y repense, je me sens inutile.
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Je n'ai pas voulu comprendre que quelque chose n'allait pas, avant un matin de décembre où j'ai senti que si je ne faisais rien maintenant, je ne pourrais plus reculer. J'ai appelé Elizabeth Durand, ce matin-là. La maison était silencieuse, il était tôt, c'était les vacances, maman dormait mais papa était parti travailler. Je suis tombée sur sa maman à elle, qui m'a demandé si j'allais bien. Je lui ai dit oui, merci, et je lui ai demandé si je pouvais avoir Elizabeth, au téléphone. Elizabeth se préparait pour sa compétition de danse, ils partaient bientôt pour Londres, madame Durand était désolée, mais je pouvais rappeler plus tard peut-être. J'ai dit oui. Oui, bien sûr.
Je n'ai pas rappelé.
Je me demande, ce qui serait arrivé, si j'avais rappelé. Si j'avais attendu le lendemain. Ou s'il n'y avait pas eu cette compétition de danse. Si j'avais pu patienter, juste un peu.
Je me demande, mais le fait est que je suis retournée dans ma chambre. Je suis restée sous mes couvertures, une heure, peut-être un peu plus, avec cet ours, cet ours en peluche que papa m'avait offert qui me fixait à l'autre bout de ma chambre. Je suis restée là, à respirer lentement. Je suis restée là, à imaginer cette autre respiration, quelque part sous mon nombril. Mon ventre était tiède. Je me souviens, comme mon ventre était tiède, et comme mes mains étaient froides.
Et puis je suis allée réveiller maman.
_ Maman ?Je me demande, ce qui serait arrivé, si je n'avais pas continué, si je n'avais pas dit, si je n'avais rien fait.
_ Maman, je crois que j'ai un bébé dans mon ventre.Je me souviens, comme mon ventre était tiède, et comme ses yeux étaient froids.
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Je pourrais vous raconter, tout, comment tout s'est passé. Je pourrais vous raconter Jamie, qui ne voulait pas en parler, qui ne voulait plus me parler. Je pourrais vous raconter Maman qui criait et puis qui disait que surtout, il ne fallait pas dire, pas dire à papa, pas dire à qui que ce soit. Je pourrais vous raconter mon ventre toujours tiède. Je pourrais vous raconter mon ventre un peu rond, un peu rond, un peu et puis plus rien. Je pourrais vous raconter le regard des infirmières sur moi et sur maman, quand tout a commencé et quand tout a fini. Je pourrais vous raconter comment maman a fait tuer le bébé dans mon ventre. Je pourrais. Mais c'est difficile. Je ne sais pas si vous comprendriez ça. Les grandes personnes disent qu'à treize ans, on ne peut pas aimer comme on aime quand on est grand. Pourtant, j'ai vraiment aimé. J'ai en tout cas vraiment l'impression d'avoir aimé. J'aimais mon bébé. Aussi petit et inhumain pouvait-il être quand ils me l'ont enlevé. J'aimais l'avoir dans mon ventre. Je l'imaginais. A chaque fois, il sentait la vanille. Maintenant, je sais bien qu'en naissant, un bébé, ça ne sent absolument pas la vanille. Mais j'avais treize ans, presque quatorze. J'avais le droit de penser qu'il sentirait la vanille.
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En arrivant à Poudlard, je ne sais pas exactement ce que j'attendais. Je me sentais assez vide, pour dire vrai. J'avais cette impression d'avoir été détruite partiellement, endommagée, et dans l'obligation de me reconstruire avant de paraître trop étrange. Je ne voulais pas être toute seule. Je ne voulais pas, ça aurait fait bien trop plaisir à maman. Elle aurait pu me dire à chaque vacances d'été qu'elle me l'avait bien dit, qu'elle m'avait prévenu, que ça finirait mal. Alors j'ai essayé, d'être bien, de ne pas faire trop de pas de travers, de ne pas paraître poser trop de problèmes, de ne pas avoir eu une vie trop compliquée. J'ai essayé d'oublier. Oublier qu'il était là. Il était là, sentant la vanille, au creux de mon ventre, au rond de mon ventre. J'ai essayé d'oublier, en reportant tout cet amour que je n'ai pas pu lui donner sur les autres. Les autres, autour de moi. Comme autant de bébés, couleur vanille, odeur vanille, autant d'enfants ayant besoin de mon aide pour ne pas couler, ne pas défaillir, ne pas mourir. Je suis là. J'essaye encore. Vous ne me croyez pas. Je suis trop jeune, je suis trop moi.
J'aime, pourtant.
Vraiment.