La mort s’était engouffrée un matin sous les portes, intruse qu’on s’était forcé d’accueillir. Elle avait soufflé sur l’hôtel particulier un vent de sinistre, plongeant dans le noir et le deuil l’ensemble des nombreuses mais petites pièces qui constituaient la maison Northrop. Quatre étages de papiers peints vieillots et d’austérité, de pièces en enfilade les unes sur les autres, de chambres inutilisés, vides encore, trois salles de bain d’un luxe poussiéreux, et des petits salons aux couleurs délavées d'époque Victorienne dont on ne savait plus que faire ; la bibliothèque impressionnait encore malgré tout par les hauts rayons garnis de livres dont la plupart n’avait plus été déplacée depuis au moins une trentaine d’années.
On ne rendait plus guère visite aux Northrop qui avaient perdu le goût de la réception et des mondanités, s'étaient reclus dans leur bâtisse et ne donnaient guère plus signe de vie. La famille était sortie de la sphère publique.
Alors parfois, lorsque l’un d’entre eux mourrait, on se pressait à leur porte pour constater les ravages du temps, se délecter de cette tristesse d'âme, reluquer une gloire d'antan, se remémorer un avant, s'apitoyer ou se moquer de la décrépitude des lieux et de ses habitants, et on repartait en médisant -que ces gens sont fades.
“L'excellence a un prix que tu n'as pas assez payé, ma fille. Ils sont là, dehors, ils t'attendent ils se gausseront de toi ils te dévoreront. C'est ce qu'ils font. Ils te suceront jusqu'à la moelle, c'est ce qu'ils font. C'est ce qu'ils sont. Et à ce moment-là tu te souviendras de ta pauvre mère.”Il y avait encore des portraits animés de Rosabel accrochés au mur ; Dans le couloir, une photo d'une petite fille austère dans une petite robe oldschool, reflet d'une éducation stricte et ordonnée ; le regard droit sur l'objectif, déjà aiguisé, déjà fâché ; ses petits doigts magiques suspendus au-dessus d'une marionnette de clown qui se lève, ses mouvements désarticulés. Il y avait toujours des poupées abandonnées sur le canapé d'un salon du troisième étage où plus personne ne va jamais, quelques têtes arrachées, une dînette oubliée, un vieux landau, et de temps en temps au détour d'un couloir un elfe traumatisé. Et on entendait par moment encore le bruit d'un vélo, d'une roue qui tourne dans le vide, et le tic-tac d'horloges qui occupaient tout un pan de mur dans l'un des salons, héritage d'un arrière grand oncle passionné, reliques parmi les vieilles reliques dont regorgeait la maison, qui avait occupé les pensées de Rosabel un temps, mais qui n'offrait aujourd'hui plus aucun secret à cette descendance devenue trop grande. Et puis surtout des cahiers de lignes remplies, des punitions injustement données, souvent méritées, des plumes qui ont trop travaillé, l'exigence sur chaque ligne, dans chaque mot. Une règle n'avait pas non plus bougé, trônait sur un petit bureau comme une sentence qui était toujours tombée, inévitablement, et où on devinait encore ici ou là des petites tâches de sang, fléau des doigts malhabiles. Des heures à apprendre à rester assise, à perfectionner l'art de l'écriture devant le même petit bureau. Des heures passées dans un placard étroit pour mâter les vilaines filles. Une gifle perdue pour avoir répondu à un adulte. Un coup de ceinture trop violemment donné à jamais marqué sur la peau pour l'usage d'un mot grossier entendu au hasard dans une rue. Un livre de bonnes manières, un code de conduite, une bible sur une table de chevet pour ne pas oublier qui l'on est.
On revoyait encore leurs silhouettes en train d'arpenter la bâtisse, des ombres, trois silhouettes différentes. L'une était mélancolique, lointaine, chétive, le sourire doux, de presque dix ans son aîné, facile à aimer, à trouver, une main qu'il posait sur son front pour lui prendre la température lorsqu'il la trouvait à son tour un peu pâle, qu'il promettait de s'occuper d'elle avant de finalement oublier et revenir dans sa rêverie comme si l'échange, vraiment, n'avait jamais eu lieu.
L'autre silhouette était plus sombre, plus froide, plus distante. Orval. En marge. Orval qu'on devinait être là sans jamais vraiment le voir. Orval. Sa présence inquiétante, les yeux qu'on sent rivé dans la même direction, le même regard sévère, les mêmes yeux injectés de haine, le portrait de sa mère. Orval. On avait oublié de l'aimer.
Puis, il y avait Moss, dans toute son étrangeté, dans sa bizarrerie et toutes ces idées ébouillantées, une énergie incongrue dans un temple de grisaille et qui faisait que, parfois, on oubliait qu'il était aussi un Northrop. Moss, il était trop grand, trop mince, Moss, il avait tout l'air de celui qui pense trop, d'une nervosité inquiétante, à toujours tourner en rond comme s'il craignait de disparaître engloutir par une force obscure venue du sol si jamais il avait le malheur de s'arrêter. Moss, il était fatigué. Moss, il n'avait jamais l'air d'aller bien. Moss, on ne savait pas quoi lui dire pour le soulager de ses angoisses que personne ne comprenait alors souvent, on ne lui disait rien. Pourtant, à l'abris des regards, si on avait pu se glisser dans ces pièces si silencieuses qu'on les aurait cru vides, on aurait pu les observer se blottir l'un contre l'autre, on aurait pu sentir sa main empoigner ses cheveux, ses doigts se mêlaient simplement aux siens. On aurait pu voir ses lèvres comme deux acharnées recouvrir son visage d'une passion qui étouffait Rosabel, la dépassait un peu, la tourmentait aussi sans qu'elle ne lui rende jamais rien, impassible devant l'avalanche d'affection. Aussi, il la poussait parfois à terre avec violence, lorsque l'inertie l'insupportait, et il lui murmurait ces mots qu'il savait obscènes rien que pour la voir cacher la nouvelle teinte de son visage entre ses mains, souvent elle lui disait -Moss, je te déteste. Soudain, il venait se reperdre de lui-même dans cette torpeur sans saveurs. Le monde lui redevenait terne, il se souvenait alors qu'il était lui aussi un Northrop, comme la cousine Rosabel.
Des souvenirs plus tendres habitaient encore la chambre aux meubles massifs, vieux bois luxueux, épaisses couvertures mauves, rangées de coussins, tiroirs de commodes encore ouverts, vêtements suspendus toujours sur un paravent, des peignes et des parfums amassés sur une coiffeuse. C'était peut-être cette impression qu'on avait abandonné les lieux trop vite, le temps suspendu, un bazar qui donnait la sensation qu'au moins une pièce était encore habitée ou provisoirement désertée. Même, on jurerait qu'il y faisait plus chaud qu'ailleurs. Et puis. Cette nuit où une adolescente était subitement sortie de sous les draps, les joues rouges après l'effort, les cheveux longs et noirs plaqués sur sa nuque, une main étrangère posée encore sur son dos, courrait le long de son épiderme, resserrait l'étreinte. A bout de souffle, des lèvres avides de baisers chauds -Chut. Je t'aime Octave. Je t'aime aussi Rosabel.
“C’est officiel. Elle te déteste.” Elle avait observé le changement. Et lorsque son ventre avait enflé, que sa poitrine avait doublé, cette dix-septième année, elle avait simplement émis un long et profond soupir avant de reprendre le cours de sa vie. Et lorsqu'on lui posait encore l'indiscrète question, elle haussait bêtement les épaules, comme si rien de tout ça ne la concernait vraiment. Mais rien n'était cependant passé inaperçu, on la revoyait encore songeuse pour la première fois ou peut-être deuxième fois de sa vie dans les couloirs de Poudlard, une main innocente posée sur son ventre. Et on la trouvait d'une humeur plus conciliante, moins prompte à vous brusquer. Étonnamment on avait parfois le droit de toucher, pour satisfaire une curiosité, sans qu'elle n'en fut dérangée d'aucune façon. On lui demandait un nom, elle détournait la tête, une tête posée dans une main. Elle vivait la chose comme une fatalité. Mais lorsqu'on abordait le sujet tabou du père, ses vieilles habitudes surgissaient soudain, et elle entrait dans cette frénésie insolite, cette rage insensée. Et on disait dans son dos -ce doit certainement être un moldu.
Les garçons l'énervaient soudain plus que de raison. Hélas, Poudlard en regorgeait. De fait, il suffisait qu'elle en ait un sous les yeux pour se remémorer une attitude lâche et égoïste, pour qu'elle leur prête à tous les mêmes émanations de trahison, pour que sa rancune fasse d'une généralité le comportement d'un individu. Doucement cela s'était installé en elle comme une évidence à laquelle il suffisait de se résigner. Ce qu'elle avait fait. Elle s'était subitement désintéressée. Et on n'avait plus su comment trouver grâce à ses yeux. On l'avait alors trouvée vieillie. Et on disait -elle a grandi trop vite.
Et Moss qui lui traînait toujours dans les pattes, mais elle ne lui disait jamais rien à lui. Elle l'affectionnait sans doute trop quand bien même elle ne lui disait jamais, même si elle faisait mine d'être agacée lorsqu'il venait avec un parchemin long de trois kilomètres avec tous les prénoms possibles et inimaginables, et leur signification à côté. Ce que c'était ennuyeux, ces choses-là. Mais le soir, lorsqu'on avait le dos tourné, on la découvrait tout de même affalée dans son lit à passer en revue la liste. Le fait était que la vie à Poudlard aurait été plus fade que tout le reste s'il n'y avait pas eu la rassurante silhouette de Moss toujours à quelques mètres derrière la sienne.
Et puis un matin, elle n'était pas venue. Et on ne l'avait plus vu de peut-être trois mois. On s'était alors étonné de la voir venir passer ses examens, et puis surtout, on s'était offusqué de ce ventre redevenu plat comme si une vie avait passé en secret, comme un non dit. Et puisque Rosabel ne disait jamais rien, persiflait plutôt ceux qui s'approchaient d'un trop près, la populace poudlarienne avait bien dû se consoler dans ses ragots. Et de ce petit être qu'on ne voyait jamais, dont on entendait jamais parler, on avait bientôt oublié. On ne trouva guère plus qu'une vague rumeur deux années plus tard -tu sais, cette garce, elle est maman. Et on riait bien de l'erreur, car ce devait forcément en être une, et au fond on imaginait très mal quel genre de maman c'était. Volontiers on lui donnait le mauvais rôle. Puis de toute façon, Moss n'était plus là pour prétendre le contraire, c'était bien fait pour elle. Elle le cherchait bien.
***
Un sourire amère traversa sa figure, comme elle déverrouillait la massive porte d'entrée d'un
alohomora. Piètre artifice pour l'empêcher d'entrer que de changer les serrures.
Une valise trottant littéralement derrière elle, elle pénétra dans le vestibule, étroit comme le reste, où l’accueillit un vieux elfe de maison, bredouillant et désolé de ne pas avoir eu le temps de tenir mieux la barraque. Elle balaya l'importun babillage d'un revers de main avant de se diriger vers l'unique salon qui servait encore, quoique les rideaux de velours verts, tirés, plongeaient la pièce dans une pénombre où on distinguait difficilement les formes et les couleurs des meubles. Elle s'allongea avec langueur sur le divan, d'une gestuelle dramatiquement théâtrale. Elle grimaça. Elle ne supportait plus l'odeur tenace du renfermé. Mais ses frères aînés étaient partis depuis quelques années déjà, et la bâtisse ne supportait guère plus que des fantômes. Ou presque. Elle ne rentrait plus que certains weekends, et puis pour les vacances aussi.
L'elfe de maison revenait déjà, l'argenterie à la main qu'il installait déjà sur une petite table avec, bien sûr, comme elle en avait l'habitude lorsqu'elle rentrait, une coupe de champagne dans laquelle il versa une goutte de liqueur de citrouille, comme elle l'aimait et le désirait. Il arrangea l'épais coussin derrière son dos sans qu'elle n'ait besoin de lui demander, comme il savait exactement comment il lui sied.
Les lèvres trempées du nectar doré, elle demanda d'un ton sarcastique :
“Et comment se porte Madame ma Mère ?”
“Elle vous a vu arriver et s'est enfermée dans sa chambre. Elle dit qu'elle n'en sortira que lorsque vous ne serez plus là. Je n'ose vous le répéter mais elle a expressément souhaité que votre python vous étrangle pendant la nuit afin que votre carcasse puisse enfin moisir comme elle le mérite. ”
“Hum, vraiment ? Peu importe. C'est très bien. Cette vieille chouette délurée devrait nous laisser en paix pour l'instant. Et je croyais t'avoir dit d'ouvrir les rideaux la journée, on se croirait dans la maison d'un mort, ça pue le défraîchi. Je t'ai déjà expliqué que toute cette pénombre était très mauvaise pour le teint, je vais finir par avoir l'air d'une harpie flétrie. Mais c'est peut-être ce que tu souhaites ?”
“Non mademoiselle, mais madame Northrop ne cesse de venir les fermer derrière moi.”
“Tu sais que c'est moi qui décide maintenant, n'est-ce pas ?”
“Oui, bien sûr.”
“Y'a-t-il autre chose que je devrais savoir ?”
“J'ai dû confisquer la baguette de madame Northrop qui essayait désespéramment de brûler la maison, je dois malheureusement reconnaître qu'elle a failli y parvenir. Monsieur Tobias votre frère est passé la semaine dernière, il pensait vous voir et a été très déçu de ne pas vous trouver, il a laissé une lettre et des cadeaux dans votre chambre. J'ai prévenu monsieur Moss de votre arrivée un peu plus tôt dans la journée, il s'excuse et vous fait savoir encore une fois qu'il ne viendra pas avant qu'il ne soit certain qu'on enterre madame Northrop, mais il insiste : vous devez absolument venir dîner un soir. Il a de ce qu'il paraît inventer un nouveau dispositif qui devrait révolutionner le monde sorcier, mais je dois vous avouer que je lui ai trouvé un sourcil un peu roussi, c'est sans aucun doute une nouvelle fumisterie. Nous avons également reçu une lettre de votre deuxième frère, monsieur Orval qui tenait à vous faire savoir qu'il épousait une sorcière au Printemps prochain mais que vous ne seriez pas conviée. Il a accessoirement répété que vous faisiez déshonneur à votre famille et qu'il ne reconnaissait plus votre existence en tant que tel. Il veut que vous rendiez l'héritage de feu monsieur votre père. Naturellement je lui ai dis que cela n'était guère envisageable.”
“Et, c'est tout ?”
“J'ai laissé le courrier dans le bureau de feu monsieur votre père.”
“Bien, je crois avoir vu des toiles d’araignées dans l'entrée, ce qui est du plus mauvais effet, donc si tu sais ce qu'il te reste à faire tu peux disposer. ”
Le congédiant d'une main, elle reporta son attention sur la coupe entre ses mains, ou pas tout à fait, les yeux fixant calmement la petite masse qu'elle devinait dans l'ombre, à l'autre bout de la pièce. Un bref soupir, une main contre laquelle s'appuyer son visage, jambes croisées, elle sembla attendre une réaction qui ne venait pas. Le souffle posé, sa voix s'élança alors de nouveau, convoquant la chose d'un ton las, mais autoritaire.
Une forme se détacha de l'ombre, basse, bancale sur deux petites jambes potelées. Un bras s'agrippa à elle, l'autre se tendit dans sa direction, ferma un poing fragile contre le tissu de sa robe. Rosabel laissa courir ses doigts fins dans une épaisse chevelure d'un brun chocolat, décoiffée mais propre. Elle devina alors l'enfant tremblante, délicate, lisant en elle la peur du rejet, car si Rosabel ne haussait jamais avec elle le son de sa voix il lui arrivait parfois, par lassitude, ennui ou perte d'intérêt, de lui refuser toute tendresse.
“Tss. Tu es bien vilaine, avec tes cheveux plein de nœuds. Alors ? Tu ne reconnais plus ta mère, Oralie ?”
La petite fille esquissa un sourire et tendit enfin deux lèvres baveuses lorsqu'elle comprit qu'aujourd'hui Rosabel serait d'une tendre humeur.